Cela ne semble guère évident à première vue, mais le curling n’échappe pas à l’évolution qu’apporte la technologie moderne. Comme dans beaucoup d’autres sports, ou les ballons, les skis, les chaussures, et même les tenues de bain peuvent donner ce petit plus qui transforme un résultat en métal précieux. On sent ici le lecteur dubitatif : d’accord pour les sports mécaniques et même le golf, mais ou réside la technologie dans le curling ?
Pour les pierres, c’est compliqué : un bloc de granite reste un bloc de granite. C’est sur le balai que la R&D (recherche et développement) peut être menée. Et ce n’est pas faux de dire qu’il a évolué. A l’origine, ce fut un vrai balai, façon Harry Potter. Puis vinrent les brosses à poils comme les balais de ménagères, jusqu’aux années 80 où les manches, en fibre de verre ou en carbone, s’allégeaient et se rigidifiaient. Les surfaces en contact avec la glace contact sont désormais des «pads» constitués d’une mousse recouverte d’un tissu très résistant. On avait évidemment amélioré l’efficacité du balayage mais sans modifier l’esprit du jeu : la phase de lancer de pierre restait primordiale, le balayage permettant juste d’affiner très précisément la longueur du jet.
Mais ces dernières semaines, la société canadienne Hardline sortait le IcePad dont le tissu gaufré et orienté en fibre de carbone permettait ce qui n’était pas possible jusqu’alors : changer de trajectoire, voire même freiner la pierre. Jouer au curling revenait à piloter la pierre avec une manette comme dans un jeu vidéo. Autant dire que ce n’était plus du curling.
C’est en tout cas ce qu’ont pensé les professionnels du curling (si, il y en a) après avoir utilisé le IcePad : le 14 octobre, suite à la prise de position de quelques champions du monde de la discipline, de très nombreuses équipes canadiennes et internationales ont signé un moratoire s’interdisant d’utiliser cette technologie, jugeant que l’intégrité et surtout l’esprit de ce sport était bouleversé. La précision du lancer et le jugement de la trajectoire doivent rester les éléments primordiaux, et ce n’était absolument plus le cas. Ce moratoire a d’ailleurs franchi les frontières puisque les derniers Championnats d’Europe 2015 au Danemark se sont déroulés sans ces balais.
La fédération mondiale, la WCF, n’a pas encore intégré cette nouvelle donne dans les règlements officiels. Sous la pression des équipes signataires, elle n’a réagit qu’au travers un communiqué : «Seuls les balais disponibles à la vente publique jusqu’au 17 novembre 2015 seront utilisés en compétition», ce qui interdit leur utilisation pour toute la saison en cours.
Ce n’est pas souvent qu’on sent autant d’agitation autour du curling. Il ne s’agit nullement du rejet de la technologie par une bande d’irréductibles conservateurs, mais bien de faire perdurer un sport sans lui faire perdre son âme au nom du progrès qui n’est pas aussi évident que cela. Nos sociétés modernes pourraient en prendre un tout petit peu de la graine. Mais ceci est un autre débat.
Passez tous de bonnes fêtes de fin d’année.
Petite explication complémentaire de ce refus technologique qui met à mal cette notion importante et particulière d’«esprit du curling» :
Les curleurs canadiens médaillés d’or olympiques Brad Jacobs et Brad Gushue, ainsi que l’ancien champion du monde Glenn Howard ont été à l’origine du moratoire qu’ont signé à l’origine 22 équipes canadiennes et internationales promettant que leurs équipes n’utiliseraient pas les IcePad.
Ils ont commenté leur initiative en insistant d’abord sur le fait que le curling a considérablement évolué lors des 20 dernières années en devenant sport olympique à part entière et obtenir une reconnaissance mondiale. Il a su se développer dans de nombreux pays pas forcément de tradition nordique et se professionnaliser sans que les impératifs de compétition de haut-niveau et les avancées technologiques ne dénaturent l’essence même du curling qui s’appuie sur l’extrême précision du geste.
Le nouveau balai a été utilisé lors de quelques événements du WCT et les rencontres ont mis en évidence très clairement, vidéo à l’appui, une aptitude nouvelle du balayage pour faire sortir les pierres de leur ligne, et même les freiner, au point que les joueurs se sont sentis mal à l’aise dans leur pratique qu’il ne reconnaissaient plus.
En gros, le balayage permettait alors essentiellement d’allonger une trajectoire pour que la pierre s’arrête au bon endroit. En ralentissant sa décélération par friction de la glace, on peut contrôler le curl – l’effet de trajectoire induit par la rotation de la pierre sur son axe – et le positionnement final qui est affaire de millimètres. Mais il reste impossible de la freiner, ni de modifier la trajectoire imprimée au lancer, d’où l’importance de ce geste particulièrement technique.
Désormais avec le IcePad, un lancer moyen devient très facilement rattrapable, ce qui n’est pas concevable : cela change le jeu au point d’en devenir un autre dont les curleurs actuels ne veulent pas : plus besoin d’autant de technique, de précision et de concentration. Plus besoin non plus du jugement ultra précis et de l’intensité de balayage qui demande un condition physique à toute épreuve. La nouvelle technologie qui permet un balayage anglé modifiant les trajectoires, est contraire à la physique acceptée du curling et devient un précédent que les curleurs ne sont pas prêt de valider. Du surcroît, il a été relevé qu’il abîmait la glace et susceptible d’impacter les ends suivants, rendant dès lors les parties aléatoires.
Tous les signataires du moratoire ont insisté pour conserver une situation équitable, non une course aux armements pour les compétitions nationales et internationales à venir. Ils espèrent que les instances dirigeantes internationales tiendront compte des préoccupations des joueurs qui s’inscrivent entièrement dans ce qu’on appelle l’esprit du curling caractérisé par les traditions séculaires.